Celle qui est restée. (Concours AVE)


Les racines, elle a pour habitude de les cultiver et non de les ressasser. Dans son potager derrière la maison, elle fait pousser ses légumes et va même au plantage pour nourrir toute la famille. La famille, elle en est la gardienne. Seule, vieille-fille, rêche, grande et courbée, la tante veille sur la maisonnée. Elle s’occupera des enfants quand leur mère sera aux fourneaux, taillera la vigne pour son frère et s’occupera de ses parents vieillissants. On compte sur elle sans le lui dire et on espère qu’elle ne parte pas la première. C’est elle qui est restée, que l’on a sacrifiée sur l’autel de la responsabilité familiale afin que les parents ne finissent pas seuls. Une vie au service des autres, seule, chaste, pieuse. Une « sœur dans le siècle » pour ainsi dire. Elle aide et travaille d’arrache-pied. On ne lui a présenté personne pour la marier. Surtout pas l’interné yougoslave durant la guerre, qui aurait pourtant été attentionné et chaleureux. Non, lui, il est devenu le « frère », l’ami de toujours, l’ami venu de loin, l’ami qu’on n’oublie jamais, l’ami qui revient chaque année, l’ami qui a sué pour nous, l’ami qui ne les oubliera jamais.

Et puis un jour, à l’aube de la cinquantaine, un veuf débarque à la maison. Il est intéressé par la tante. Apeurée, persuadée que c’est le diable en personne qui vient la tenter, cette dernière s’enfuit en courant, laissant l’unique opportunité d’échapper à sa condition lui filer entre les doigts. La vieille-fille effarouchée ne s’en mordra même pas les doigts tant elle était ancrée dans son rôle. Non, au fil des années, l’homme lui fait peur. Il ne peut être que son père ou son frère. Les enfants, on n’en parle pas et on prétend que sa santé ne lui aurait pas permis d’en avoir. Elle regarde s’amuser ses neveux et nièces, mais ne se mêle pas, préférant la vigne et les cerises. 

Par chance, la tante a eu le loisir de s’improviser grand-mère. Car si elle n’a pas eu d’enfants, ses neveux et nièces se sont occupés d’elles comme une des leurs. On ne l’a jamais oubliée. Toujours invitée, toujours visitée. Et ses petits-neveux seront comme ses petits-enfants, qui venaient la voir le dimanche à quatre heures. Ce n’était pas toujours un bon jour mais ça lui faisait plaisir. 

Et puis la famille, elle l’a entièrement enterrée pour finir unique et seule tante que l’on choyait par reconnaissance et respect pour l’ancêtre dévouée. Elle était notre tante à tous, notre mémoire collective et notre respectable aînée. Elle piquait, la tante, mais on l’aimait quand même. Au fond de sa buanderie, au cœur du jardin potager, elle préparait sa choucroute et ses confitures. Qui nous dit qu’elle n’y a pas aussi conservé ses racines ?

 

 

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