Le portrait

 Atelier d’écriture avec Elisa Shua Dusapin, octobre 2020.


Il y a du vent, elle se retourne, il la regarde. Il est grand, blond, la mèche rebelle. Il ajuste ses lunettes, arrange son écharpe, enfonce ses mains dans ses poches et détourne le regard : aigues-marines étincelantes, curieuses, qui n’arrivent pas à feindre le désintérêt. 

Il scrute l’horizon, la ville médiévale et prometteuse d’un succès peut-être utopique. Son manteau bien taillé donne l’impression d’un homme bien rangé, certainement professeur, célibataire à la rue du Stalden, qui invite des étudiantes pour déguster des vins prestigieux et lire de la poésie surréaliste ou décadente. Pourtant, rien n’est décadent chez lui, si ce ne sont ses désirs. L’intellectuel a pensé l’inviter aussi, afin de lui faire écouter le troisième concerto pour piano de Rachmaninov. D’ailleurs, ses longues mains auraient pu le jouer ce concerto. Ou non, l’homme est plus fin, plus subtile, plus violoniste. Sa mère l’a couvé de tout son amour et de tous ses espoirs le jeune prodige. Pourtant, un jour, à l’aube de ses vingt ans, son univers entier s’est effondré : il a renoncé aux espoirs de sa maman pour voguer vers d’autres horizons, d’autres perspectives, une autre vie. L’artiste meurtri a changé de nom. On l’a vite retrouvé, tant son perfectionnisme le précédait. Il a accepté son sort et a tout donné à son nouveau domaine : les lettres. Ne comprenant pas la médiocrité, l’étudiant est devenu docteur ès philosophie, spécialiste du néoplatonisme chez Plotin. Capable d’expliquer en détails le « skopos » de cette pensée, il a oublié de la mettre en pratique. 

Hédoniste ou platonicien ? Son choix ne se fait pas : il y a du plaisir dans ses songes et de la passion dans ses jours. Jamais il n’abandonnera son perfectionnisme, quitte à sacrifier une vie familiale plan-plan, bobo et bien-pensante. 

Demain, il part pour Rome afin d’y tenir la chaire de philosophie antique. Le docteur paierait bien un verre à la jeune dame, mais il n’ose pas. Alors il passe ; ses valises sont prêtes, pleines de souvenirs inachevés et d’occasions manquées.

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